Introduction
Un siècle, c’est un long chemin dans le temps. La Société Royale Belge d’Orthopédie et de Traumatologie fête en 2021 son centième anniversaire, son siècle d’existence. Peu d’hommes vivent aussi longtemps et sont capables de nous raconter ce qu’était la vie il y a autant d’années, en 1921. On est passé de la traction hippomobile à la traction automobile, l’aviation civile en était à ses premiers balbutiements, on commençait à pouvoir congeler des aliments et les mouchoirs en papier allaient faire leur apparition trois ans plus tard.
La première guerre mondiale avait fait rage quelques années plus tôt et provoqué une hécatombe, immédiatement suivie par un second désastre dû à la fameuse grippe espagnole. Les technologies issues de la guerre commençaient à prendre leur essor.
En médecine et en chirurgie également, d’importants progrès avaient vu le jour en quelques années. La chirurgie plastique avait littéralement été dopée par les besoins de réparer les délabrements causés au visage de nombreux soldats par les nouveaux projectiles de guerre. La transfusion avait fait d’importants progrès grâce au recours à l’anticoagulation, développée par notre compatriote Albert HUSTIN. La radiographie progressait et l’antisepsie moderne avait gagné ses lettres de noblesse.
C’est au milieu de tout ce bouillonnement qu’est née la Société Belge de Chirurgie de l’Appareil Locomoteur qui deviendra bien plus tard la Société Royale Belge de Orthopédique et de Traumatologie (SORBCOT), que nous connaissons aujourd’hui. C’est tout ce long cheminement que le présent ouvrage s’efforce de retracer. Mais raconter l’histoire d’une société, c’est raconter l’histoire des hommes qui l’ont créée, celle des hommes qui l’ont ensuite fait progresser, celle des spécialistes qui ont fait de cette société ce qu’elle est aujourd’hui.
Des hommes polyvalents, cultivés, créatifs
Pas de trouvaille sans précurseur, nous avons donc débuté l’ouvrage par un chapitre sur ceux qui en Belgique ont joué ce rôle dans la période précédant la fondation de la Société.
Depuis le Moyen Age, l’art de guérir était exercé par deux groupes de praticiens, les médecins et les chirurgiens, appartenant à des confréries différentes. En 1823, Jacques COSTER1 introduit son « Manuel des opérations chirurgicales » par ce plaidoyer : « Trop longtemps retardé par la distinction aussi ridicule que dangereuse en médecine interne et externe, l’art de guérir a fait un pas de géant, dès que des hommes de génie se sont occupés de réunir ces deux branches, qui n’auraient jamais dû être séparées ». Cette réunion, au sein des écoles de médecine a permis au 19e siècle des progrès considérables de l’art de guérir marqués en particulier par les travaux de la médecine expérimentale et des personnalités comme Claude BERNARD (1813-1878).
La pratique de la chirurgie a une spécificité qui impose une discipline et une formation technique particulière2. Elle a bénéficié des progrès de la microbiologie, de l’anesthésie et de l’analgésie. Néanmoins les techniques opératoires méritaient d’être évaluées et enseignées. Entre 1890 et 1900 une génération de jeunes chirurgiens s’affirme et fonde en 1893 la Société Belge de Chirurgie3. Parmi les membres fondateurs4 de la Société de chirurgie, Jules LORTHIOIR utilise dès 1897 la radiographie du squelette qui ouvrira la voie vers la chirurgie des fractures, laquelle sera développée par Albin LAMBOTTE.
Au début du XXe siècle, la spécificité de la chirurgie osseuse commence à se marquer. Ce groupe de chirurgiens a la particularité de recourir à des méthodes non opératoires pour le traitement des déformations du squelette dans la ligne pressentie dès 1741 par Nicolas ANDRY5, l’inventeur du mot orthopédie qu’il voit comme une discipline plus médicale que chirurgicale.
Les chirurgiens orthopédistes s’affirmeront comme un groupe professionnel distinct des chirurgiens et créeront leur propre société scientifique en 1918 en France et en 1921 en Belgique. C’est l’histoire de cette société que nous vous raconterons.
Dans leur article intitulé “De opkomst en consolidering van medische specialisten in België (1857-1957)”6, Ineke MEUL et Rita SCHEPERS, des chercheurs en sociologie, décrivent le processus de spécialisation en médecine dans notre pays. Selon ces deux auteures, plusieurs spécialités s’étaient déjà individualisées à la toute fin du XIXe siècle. Les chirurgiens figurent au rang de ceux-là puisqu’ils avaient institué leur société professionnelle dès 1893. C’est pour ces auteures une des étapes clés de l’apparition d’une spécialité. Cette première phase est suivie par la mise sur pied d’un enseignement spécifique et ensuite par une reconnaissance légale, à laquelle sont attachées des compétences spécifiques. Lorsque MEUL et SCHEPERS parlent d’association de spécialistes, elles considèrent avant tout des organismes de défense des intérêts professionnels.
Il y a en effet une dualité qui mérite d’être soulignée. Les associations professionnelles ont un objectif de reconnaissance et de défense, voire de protection d’une profession. Les sociétés scientifiques sont l’endroit d’échange et de recherche visant à diffuser et à faire progresser les connaissances et les moyens d’une discipline. La société scientifique doit être le lieu de rencontre entre les chercheurs, les enseignants et les professionnels. Pendant la première moitié du XXe siècle cette distinction entre les deux fonctions n’a pas toujours été claire. En Belgique, la fondation du Groupement Belge des Spécialistes (GBS) et de ses sections mono-spécialisées en 1954 a clarifié la distinction. Récemment, cette séparation s’est estompée : les associations professionnelles et les sociétés professionnelles ont développé un travail commun pour la formation et le contrôle des connaissances. Cette réunion s’est formellement organisée au niveau des BOARDS européens à partir de 1992.
La SOBCOT d’abord, la SORBCOT ensuite, ont gardé comme priorité l’aspect scientifique de la profession. Dans leur étude, les deux auteures néerlandophones7 reconnaissent d’ailleurs que le développement des connaissances scientifiques et les progrès des pratiques spécifiques constituent aussi des moteurs puissants de l’identité de la spécialisation médicale.
Au cours de ces 100 dernières années, la Belgique et ses institutions ont évolué. Cela n’a pas manqué d’avoir une répercussion sur la Société Belge d’Orthopédie. En 1963, un groupe d’ortho-pédistes flamands a fondé sa propre société scientifique le « Belgische Vereniging voor Orthopedie en Traumatologie » (BVOT). A partir de 1985, des esprits éclairés ont travaillé à une réunification de la SOBCOT et de la BVOT qui s’est faite sous forme d’une Fédération ORTHOPAEDICA BELGICA et d’une structure commune d’enseignement, le COLLEGIUM ORTHOPAEDICUM. Nous vous raconterons cela également…
1. COSTER J. Manuel des opérations chirurgicales, chez CREVOT, Libraire-éditeur, Paris, 1823 (p. ij introduction).
2. LERICHE R. La chirurgie discipline de la connaissance. Ed. La Diane Française, NICE, 1949.
3. VAN HEE R. MENDEZ DA COSTA P. Du scalpel au robot – Histoire de la chirurgie en Belgique de 1830 à 2018. Universa Press, Wetteren 2018
4. GERARD J. Histoire des Médecins belges, Editions WESMAEL-CHARLIER, Namur, 1981 (107 pages), p. 103.
5. ANDRY N. Orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger dans les enfants les difformités du corps (2 volumes), Chez la Veuve Alix, Paris, 1741.
6. MEUL I, SCHEPERS R. De opkomst en consolidering van medische specialisten in België (1857-1957), Revue Belge d’Histoire contemporaine 2013 ; XLIII(1) : 10-45.
7 Id.